[Traduction libre]
Je v\u00e9rifie mon courriel \u00e0 la pause de midi et je vois deux messages, arriv\u00e9s le matin, d\u2019un parent qui a pris l\u2019habitude de m\u2019en envoyer plusieurs par jour. Le dernier message dit : \u00ab Vous n\u2019avez pas r\u00e9pondu \u00e0 mon message et j\u2019ai remarqu\u00e9 que votre ordinateur est allum\u00e9 toute la journ\u00e9e. Vous ne l\u2019entendez pas sonner quand un courriel arrive? \u00bb Je ne peux pas lui \u00e9crire pendant que j\u2019enseigne, mais elle n\u2019a pas l\u2019air de le comprendre. Je me demande si mes r\u00e9ponses rapides n\u2019ont pas eu pour effet de l\u2019encourager \u00e0 m\u2019envoyer encore plus de messages<\/em>[1]<\/a>.<\/p><\/blockquote>\n\n\n\nLes anecdotes recueillies dans le cadre d\u2019une \u00e9tude sur l\u2019exp\u00e9rience des enseignantes et enseignants de la maternelle \u00e0 la 12e<\/sup> ann\u00e9e avec la communication num\u00e9rique, dans ce cas le courriel, montrent que les technologies des communications d\u2019aujourd\u2019hui s\u2019accompagnent d\u2019un lot de complexit\u00e9s. L\u2019exemple ci-dessus signale une difficult\u00e9 \u00e0 laquelle les personnes qui ne travaillent pas dans des \u00e9coles ne pensent pas forc\u00e9ment, le fait que les enseignantes et enseignants ne peuvent en g\u00e9n\u00e9ral traiter leurs courriels que le matin, avant la classe, pendant les pauses officielles, en fin de journ\u00e9e ou apr\u00e8s la classe. Normalement, une enseignante ou un enseignant passe la journ\u00e9e \u00e0 \u00e9changer avec les \u00e9l\u00e8ves et reste tr\u00e8s peu de temps \u00e0 son bureau. Il lui est donc difficile de r\u00e9pondre aux courriels, qui s\u2019accumulent.<\/p>\n\n\n\n
La nature changeante des communications dans les \u00e9coles<\/h3>\n\n\n\n
De nos jours, une grande partie de la communication, y compris dans le contexte des classes de la maternelle \u00e0 la 12e<\/sup> ann\u00e9e, passe par la technologie num\u00e9rique, laquelle est ind\u00e9niablement tr\u00e8s pratique. On peut envoyer un message n\u2019importe quand et n\u2019importe o\u00f9, \u00e0 condition d\u2019avoir acc\u00e8s \u00e0 un appareil et \u00e0 un r\u00e9seau. On peut cependant se demander comment cette technologie num\u00e9rique a transform\u00e9 la conception traditionnelle que les \u00e9l\u00e8ves, les parents, les coll\u00e8gues et d\u2019autres ont de la disponibilit\u00e9 et de la sollicitude. Un enseignant se rappelle un moment o\u00f9 il avait voulu parler avec des coll\u00e8gues :<\/p>\n\n\n\n
Je d\u00e9cide d\u2019aller faire une pause \u00e0 la salle du personnel pour demander l\u2019avis de mes coll\u00e8gues sur un probl\u00e8me que j\u2019ai avec une \u00e9l\u00e8ve. La salle est vide. Pendant ce temps, mon appareil n\u2019arr\u00eate pas de sonner pour me signaler l\u2019arriv\u00e9e de courriels de mes coll\u00e8gues que je sais \u00eatre \u00e0 quelques pas de moi. J\u2019aurais pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 qu\u2019ils viennent me parler plut\u00f4t que de m\u2019envoyer des courriels.<\/em><\/p><\/blockquote>\n\n\n\n
Quand on enseigne, contrairement \u00e0 ce qui se fait dans d\u2019autres professions, il n\u2019est pas facile de collaborer avec des coll\u00e8gues pendant la journ\u00e9e. Une enseignante peut se sentir parfois isol\u00e9e de ses coll\u00e8gues, parce que, toute la journ\u00e9e ou presque, elle travaille en classe avec des groupes d\u2019\u00e9l\u00e8ves (Flinders, 1988; Ostovar-Nameghi et Sheikhahmadi, 2016). Si elle a besoin de chercher conseil, elle ne peut le faire qu\u2019avant le d\u00e9but ou apr\u00e8s la fin des classes, ou encore durant les pauses officielles. Cette anecdote t\u00e9moigne d\u2019une nouvelle r\u00e9alit\u00e9 : l\u2019intensification de la communication num\u00e9rique fait que les enseignants et enseignantes peuvent choisir de rester dans leur classe pour se rattraper dans leur correspondance num\u00e9rique au lieu d\u2019aller \u00e9changer avec leurs coll\u00e8gues.<\/p>\n\n\n\n
Les \u00e9coles sont des communaut\u00e9s constitu\u00e9es de membres du corps enseignant et d\u2019autres personnes qui, ensemble, travaillent pour le bien des \u00e9l\u00e8ves. L\u2019un des lieux o\u00f9 ces personnes se rencontrent typiquement est la salle du personnel. Dans ce lieu de d\u00e9tente et d\u2019intimit\u00e9, il est possible d\u2019\u00e9changer des histoires et des outils p\u00e9dagogiques en toute simplicit\u00e9. Qu\u2019arrive-t-il alors lorsqu\u2019un enseignant, par exemple, trouve une salle du personnel vide \u00e0 un moment o\u00f9 il aurait justement besoin de parler \u00e0 un ou une coll\u00e8gue? Devant les chaises vides et une cafeti\u00e8re qui l\u2019est peut-\u00eatre tout autant, l\u2019enseignant peut \u00e9prouver de la d\u00e9ception. La communaut\u00e9 court aussi le risque que le sentiment d\u2019appartenance souvent pr\u00e9sent dans ce genre de lieu s\u2019affaiblisse. La possibilit\u00e9 que le courriel donne d\u2019\u00e9tablir des liens avec d\u2019autres en tout temps et en tout lieu fait na\u00eetre, simultan\u00e9ment et paradoxalement, le danger de cr\u00e9er un sentiment d\u2019isolement.<\/p>\n\n\n\n
Le courriel, une attaque de zombies! Mais qui sont les zombies?<\/h3>\n\n\n\n
Dans un article du New York Times<\/em>, Chuck Klosterman (2010) compare le courriel \u00e0 une attaque de zombies. Il explique que, comme les zombies, les courriels ne cessent jamais d\u2019arriver, peu importe ce qu\u2019on fait. Plus on en lit, plus on y r\u00e9pond et plus on en produit. On en vient \u00e0 avoir le sentiment qu\u2019en effa\u00e7ant continuellement ce qui appara\u00eet sous nos yeux, on peut survivre (paragraphe 15). Assez parlante, la m\u00e9taphore de Chuck Klosterman (2010) soul\u00e8ve n\u00e9anmoins la question suivante : qui sont les zombies? Si, comme le dit l\u2019auteur de l\u2019article, un zombie est un organisme qui ne parle et ne pense pas, et si son seul motif est la consommation, alors peut-\u00eatre sommes-nous<\/em> les zombies. Nous arr\u00eatons-nous parfois pour nous demander pourquoi nous devons nous occuper de nos courriels ou s\u2019il y a un meilleur moyen de communiquer avec les gens dont les noms figurent dans notre bo\u00eete aux lettres \u00e9lectronique?<\/p>\n\n\n\n
L\u2019id\u00e9e de l\u2019endormissement ou de l\u2019engourdissement n\u2019est pas nouvelle pour ceux et celles qui travaillent en \u00e9cologie m\u00e9diatique ou dans un domaine connexe. Le fameux ouvrage de Marshall McLuhan (McLuhan et Fiore, 1967) s\u2019intitulait au d\u00e9part The Medium is the Message <\/em>(le m\u00e9dium, c\u2019est le message), mais quand il est revenu de la composition, le mot \u00ab message \u00bb \u00e9tait devenu \u00ab massage \u00bb (McLuhan, 2017). Marshall McLuhan a d\u00e9cid\u00e9 de garder la coquille parce qu\u2019il estimait qu\u2019effectivement, la technologie nous masse au point de nous amener \u00e0 un \u00e9tat d\u2019engourdissement (McLuhan, 2017, paragraphe 1). Comme il le dit, [traduction libre] \u00ab [l]es environnements sont invisibles. Leurs r\u00e8gles de base, leurs structures omnipr\u00e9sentes et leurs tendances g\u00e9n\u00e9rales \u00e9chappent au premier regard. \u00bb (p. 84-85) Il affirme que nous avons le sentiment de nous servir de la technologie alors que la technologie aussi se sert de nous. Pour vraiment bien r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 l\u2019utilisation que nous faisons de la technologie tel le courriel, nous devons sortir de l\u2019engourdissement et prendre conscience de notre utilisation de la technologie pour voir le travail qu\u2019elle fait sur nous. Les r\u00e9centes discussions sur la \u00ab mobid\u00e9pendance \u00bb (la d\u00e9pendance au cellulaire) montrent que les gens peuvent devenir si attach\u00e9s \u00e0 leur appareil qu\u2019ils se trouvent presque en \u00e9tat de panique s\u2019ils ne l\u2019ont pas (King, Valen\u00e7a, Silva, Baczynski, Tarvalho et Nardi, 2013; Nagpal et Kaur, 2016).<\/p>\n\n\n\n
L\u2019omnipr\u00e9sence des outils num\u00e9riques en \u00e9ducation<\/h3>\n\n\n\n
Dans certaines \u00e9coles, le personnel enseignant est tenu d\u2019utiliser des outils num\u00e9riques qui produisent une grande quantit\u00e9 de courriels. Par exemple, de nombreuses \u00e9coles utilisent des syst\u00e8mes d\u2019information pour afficher des renseignements sur l\u2019assiduit\u00e9, les devoirs des \u00e9l\u00e8ves, leurs notes ou d\u2019autres choses. Les parents et les \u00e9l\u00e8ves peuvent s\u2019abonner au syst\u00e8me de sorte que, lorsqu\u2019une enseignante met \u00e0 jour les notes de l\u2019\u00e9l\u00e8ve, un courriel est envoy\u00e9 pour l\u2019annoncer. Si cette annonce soul\u00e8ve une question ou une pr\u00e9occupation, le parent ou l\u2019\u00e9l\u00e8ve enverra \u00e0 son tour un courriel \u00e0 l\u2019enseignante. Imaginez combien de messages pourraient r\u00e9sulter d\u2019une simple mise \u00e0 jour pour une enseignante qui a une centaine d\u2019\u00e9l\u00e8ves, alors qu\u2019autrefois, il aurait suffi d\u2019une note dans un cahier de notes!<\/p>\n\n\n\n
Certes, nombreuses sont les raisons pour lesquelles il est utile aux parents et aux \u00e9l\u00e8ves d\u2019\u00eatre tenus au courant des notes et de l\u2019assiduit\u00e9, mais on peut se demander en quoi consiste une communication \u00ab suffisante \u00bb. Les parents et les \u00e9l\u00e8ves ont-ils besoin de recevoir de multiples rappels au moyen du courriel, des textos ou des sites Web de classes? La prolif\u00e9ration des communications ne risque-t-elle pas aussi d\u2019emp\u00eacher le d\u00e9veloppement du sens des responsabilit\u00e9s chez les \u00e9l\u00e8ves, qui n\u2019ont plus \u00e0 faire d\u2019efforts pour suivre les activit\u00e9s de leur \u00e9cole?<\/p>\n\n\n\n
Un autre facteur vient compliquer la mani\u00e8re dont l\u2019enseignant choisit de g\u00e9rer son courriel : son souci pour ses \u00e9l\u00e8ves. \u00c9tablir un bon lien avec ses \u00e9l\u00e8ves fait partie de ce qui rend l\u2019enseignement si satisfaisant, et la disponibilit\u00e9 est un \u00e9l\u00e9ment fondamental de la profession. Rappelons que, comme le signale Gabriel Marcel (1984), la disponibilit\u00e9 va bien au-del\u00e0 de la seule pr\u00e9sence physique. Elle suppose l\u2019ouverture, le don de soi. Que l\u2019enseignante ou enseignant soit disponible, toutefois, n\u2019est pas seulement important pour les \u00e9l\u00e8ves, les parents et les coll\u00e8gues, mais aussi pour eux-m\u00eames, leur famille et leurs amis. C\u2019est pourquoi il revient \u00e0 l\u2019utilisatrice ou utilisateur de d\u00e9cider quelle forme de gestion des communications lui convient le mieux. Pour reprendre les mots de Michel Foucault (1988), \u00ab l\u2019on doit devenir le m\u00e9decin de soi-m\u00eame \u00bb. Il est essentiel que les membres de la profession enseignante d\u00e9terminent quelles pratiques de communication par courriel enrichissent leurs mondes professionnels et leurs vies personnelles, et qu\u2019ils prennent des mesures quand ces communications deviennent plus un fardeau qu\u2019un avantage.<\/p>\n\n\n\n
\n\n\n\n\n[1]<\/a> Cet article est inspir\u00e9 de l\u2019ouvrage Email in the Life of K-12 Teachers: Phenomenological, Postphenomenological and Posthuman Explorations<\/em> (University of Alberta) de Joni Turville (\u00e0 para\u00eetre en 2018).<\/p>\n
<\/p>\n<\/div>\n\n\n\n
\n\n\n\nR\u00e9f\u00e9rences<\/strong><\/p>\n\n\n\n
FLINDERS, D. J. \u00ab Teacher isolation and the new reform \u00bb, Journal of Curriculum and Supervision<\/em>, vol. 4, no<\/sup> 1, 1988, p. 17\u201129.<\/p>\n\n\n\n
FOUCAULT, M. Les techniques de soi<\/em>; cit\u00e9 dans MARTIN, L. H., H. GUTMAN et P. H. HUTTON, \u00e9d., Amherst, Massachussetts, The University of Massachusetts Press, 1988.<\/p>\n\n\n\n
KING, A. L., et autres. \u00ab Nomophobia: Dependency on virtual environments or social phobia? \u00bb, Computers in Human Behavior<\/em>, vol. 29, no<\/sup> 1, 2013, p. 140-144.<\/p>\n\n\n\n
KLOSTERMAN, C. \u00ab My Zombie, Myself: Why Modern Life Feels Rather Undead \u00bb, The New York Times<\/em>, [En ligne], 3 d\u00e9cembre 2010. [www.nytimes.com\/2010\/12\/05\/arts\/television\/05zombies.html?pagewanted=all<\/a>].<\/p>\n\n\n\n