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Projet outre-mer 2015 en Haïti : Ayiti, batay pa fini

| Développement international, Perfectionnement professionnel

Par Jasmine De Serres

Je revois encore Lucette la main levée. J’en suis à ma deuxième journée de formation et ça fait plus d’une heure qu’on échange sur des stratégies de gestion classe. Elle me dit alors : « Oui, mais Jasmine, comment y arrive-t-on quand on a 60 enfants dans notre classe, des enfants qui n’ont pas mangé, des enfants qui sont laissés seuls à la maison, des enfants qui sont blessés ou qui sont fatigués d’avoir marché des kilomètres pour venir à l’école ? »

Chaque jour passe et chaque jour j’apprends des réalités qui me chavirent le cœur, mais qui me rappellent surtout pourquoi je suis ici et pourquoi c’est si important d’appuyer un projet comme celui du Projet outre-mer. Parce que s’il y a des facteurs sur lesquels, en tant qu’enseignant, on n’a ni pouvoir ni contrôle, il y a en a d’autres sur lesquels on peut jouer et qui peuvent faire une différence dans la vie d’un enfant.

Le Projet outre-mer

Le Projet outre-mer (PO) permet aux enseignants canadiens depuis 54 ans « d’animer des ateliers de perfectionnement professionnel en collaboration avec des collègues d’outre-mer afin de renforcer l’éducation publique, d’appuyer le personnel enseignant et d’améliorer la réussite des élèves. » Cette année, la Fédération canadienne des enseignantes et des enseignants (FCE) appuyée de ses organisations membres (dont le SEPF) a envoyé 57 enseignantes et enseignants bénévoles canadiens en Afrique et aux Caraïbes. De ce nombre, deux équipes de quatre enseignants ont représenté la francophonie au Togo et en Haïti. Cet été, j’ai donc eu le privilège de faire partie de la brigade 2015 et de m’envoler, avec une équipe en or, vers Haïti.

La formation à Ottawa


L’équipe du Projet outre-mer Haïti 2015 à Ottawa avant notre départ.

De gauche à droite : Roxane, Jasmine, Cindy et Nathalie.

Tous les enseignants du PO sont conviés à une formation pré-départ de 3 jours à Ottawa. C’est à ce moment que j’y rencontre ma chef d’équipe, Nathalie, ainsi que mes collègues Roxane et Cindy, enseignantes au sein d’écoles francophones de l’Ontario, de l’Alberta et du Yukon. Durant ce séjour dans la capitale, la FCE y réitère, avec raison, l’importance de la communication, de la transparence, du respect et de la collaboration au sein de l’équipe. On y échange nos idées et nos expériences puis on y comprend davantage notre rôle : écouter, appuyer, partager nos pratiques gagnantes et surtout, faire briller les co-instructeurs avec lesquels notre équipe sera associée, car après notre départ, ce sont eux qui auront les pieds en sol haïtien pour former à nouveau les enseignants. Avec le coeur qui virevolte entre l’excitation et l’inquiétude, convaincues qu’un changement durable n’est possible que par le développement à la coopération et persuadées que le changement passe par l’éducation, nous nous apprêtons à vivre une aventure inoubliable !

Haïti…et la pauvreté

Partageant l’île d’Hispaniola avec la République dominicaine, Haïti est le pays le plus pauvre des Amériques. D’après les dernières données statistiques, sur une population totale de 10,4 millions, près de 6,3 millions d’habitants vivent sous le seuil de la pauvreté ou de l’extrême pauvreté. À ceux-ci s’ajoute un million de personnes vivant légèrement au-dessus du seuil de la pauvreté, mais menaçant de basculer en deçà de ce seuil à la suite d’un choc climatique, économique ou sanitaire.

Je ne peux vous cacher qu’au premier regard, c’est la pauvreté qui frappe aux yeux, mais je peux vous assurer qu’il suffit d’un battement de cils pour y voir toute cette humanité et ces splendeurs trop souvent cachées. Je suis arrivée sur l’île avec une idée de ce qu’était le pays parce qu’on m’avait maintes fois raconté : instabilité politique, corruption, catastrophes naturelles, pauvreté intergénérationnelle, manque d’éducation, de soins de santé et d’accès aux ressources. Et pourtant, c’est très loin d’être seulement ce qui définit et ce qu’est Haïti.

Haïti et l’éducation

Haïti a fait beaucoup de progrès en éducation et le taux de scolarisation des enfants se situe maintenant autour de 90 % selon les plus récentes données de la Banque mondiale. Il faut acclamer ce pas vers l’éducation obligatoire, gratuite et universelle, mais il ne faut pas oublier de promouvoir et de continuer à se battre pour offrir aux enfants une éducation de qualité. En effet, « plus de 60 % des enseignants n’ont pas la qualification académique et professionnelle requise pour enseigner ». Magalie Georges, secrétaire exécutive de la Confédération nationale des éducatrices et éducateurs d’Haïti, n’est pas la seule à le répéter : « On est enseignant en Haïti parce qu’on cherche un boulot, donc ce n’est pas un métier. Les gens les plus qualifiés n’adhèrent pas à la profession ou ceux qui le font entrent et quittent après quelques années à la recherche d’une vie meilleure. »

La non-reconnaissance du métier d’enseignant, l’insuffisance de l’offre et de l’accessibilité à une formation des maîtres ajoutés aux nombreuses préoccupations auxquelles fait face le domaine de l’éducation comme la pauvreté chronique, la malnutrition, le manque de stimulation, le début tardif de l’entrée à l’école, le décrochage scolaire et le redoublement montrent la nécessité d’investir dans la prévention puis de dialoguer et d’exercer des moyens de pression auprès des instances politiques.

La formation

Plus de 120 enseignants et membres de la direction ont participé, de façon volontaire, à la formation donnée en partenariat avec la Confédération nationale des éducatrices et éducateurs d’Haïti (CNEH). Pendant trois semaines, dans la magnifique ville de Jacmel, nous avons collaboré avec Lency, Mario, Demetris et Serge, des Haïtiens passionnés qui travaillent jour et nuit pour redonner à la profession ses lettres de noblesse. Alors que la première semaine était consacrée à l’écoute des besoins, au dialogue et à la planification, nous avons accueilli deux vagues de participants les semaines suivantes venues pour apprendre et échanger sur la littératie, la numératie, les sciences, le créole, la planification de leçons, l’évaluation, les difficultés d’apprentissage, l’administration scolaire, l’équité entre les sexes, etc.

Dès ma première journée, j’ai vu l’urgence d’agir et j’ai compris que tout ce que j’avais toujours pris pour acquis et allant de soi dans ma vie était loin d’être une bataille gagnée pour tous. J’ai rencontré des collègues haïtiens qui n’ont aucune sécurité et garantie d’emploi, des collègues qui travaillent dans 3 ou même 4 écoles différentes par semaine pour s’assurer de pouvoir continuer à nourrir leur famille si jamais ils se voient montrer la porte pour aucune raison. J’ai côtoyé des enseignants qui n’ont reçu aucune formation académique ou pédagogique, qui n’ont accès à aucun avantage social, aucune reconnaissance, aucun support et aucun matériel d’apprentissage. J’ai rencontré des enseignants qui travaillent des semaines voire des mois sans être payés ou sous-payés pour l’amour de l’éducation et des enfants. J’ai côtoyé des enseignants qui espèrent pour leur pays et qui récupèrent les bouts de craie pour écrire sur leur unique tableau noir, car leurs seules armes toujours chargées sont leur intelligence et leur créativité.



L’école où se tenait la formation.



Ma salle de classe.



Des enseignants haïtiens qui travaillent fort!

Chaque jour, ils faisaient la prière avant de commencer la journée et me remerciaient « de m’être sacrifiée et d’avoir quitté mon pays pour venir les aider ». Chaque jour, j’avais envie de leur dire qu’on ne m’avait jamais autant enseigné et appris. Chaque jour, j’avais envie de leur dire qu’ils étaient mes héros, qu’enseigner dans de telles conditions, avec ce soleil imposant, ces espaces trop petits, ces classes trop peuplées, ces estomacs affamés, ce manque de ressource et d’autonomie professionnelle, ces mains trop souvent liées à des réalités culturelles profondément ancrées sans compter ces soucis personnels et familiaux qu’on traine au quotidien, je me serais mille fois écroulée. Heureusement, des associations syndicales comme la CNEH qui compte environ 13 000 membres se battent corps et âme pour faire valoir les droits des enseignants. Bien entendu, des conditions de travail décentes, une échelle salariale, une formation de qualité et continue sont au coeur de leur combat, mais ce qu’elles miroitent le plus, c’est d’abord et avant tout la reconnaissance et la valorisation du métier d’enseignant aux yeux du gouvernement et de la société.

Le retour

À la suite des trois semaines de formation, je suis restée deux semaines de plus avec mes collègues pour profiter des beautés de l’île et aller à la rencontre de gens accueillants et fiers de leur culture. Entre mon vol de Montréal à Vancouver, j’ai passé près de cinq heures à pleurer, à me sentir coupable de revenir chez moi et à me demander ce que j’allais bien pouvoir faire à mon retour pour continuer de faire une différence. En fait, des besoins criants, il y en a tout autour de moi dans ma communauté. Ils ne sont peut-être pas aussi visibles qu’en Haïti, mais ils ne sont pas moins négligeables. Et c’est l’une des choses que je veux, dès septembre, enseigner à mes élèves.



Demetris, mon co-instructeur associé, qui donne
un cours de créole.



Ma collègue Cindy qui enseigne aux enseignants
du primaire.

Les premières images en Haïti qui m’ont le plus secouée sont ces piles et ces montagnes de déchets qui parsèment le pays en entier. Puis je me suis arrêtée et je me suis rappelée qu’« environ 20 % de la population mondiale consomme à elle seule 77 % de la production alors que les 20 % les plus pauvres n’en consomme que 1,3 % ». C’est en inculquant à nos élèves de faire attention à leur empreinte écologique, en leur apprenant à réduire, à réemployer, à recycler et à valoriser certains objets qu’on met à la poubelle qu’on peut faire un petit bout de chemin. C’est en profitant des ressources mises à la disposition des enseignants tel que le programme Imagineaction, en investissant un peu de son temps à la création de petits projets ici et là que nous allons promouvoir la participation citoyenne et active des jeunes et faire naître en eux le désir de se mobiliser et de s’engager dans des initiatives de justice sociale pour leur communauté, leur pays, leur planète.

Haïti chérie

Parce que pour la première fois de ma vie, ma couleur blanche m’a fait sentir différente. Parce que je comprends maintenant tout le sens de l’expression « se plaindre le ventre plein ». Parce que je ne poserai plus jamais le même regard sur l’injustice. Parce qu’avant même de naître, un enfant en Haïti n’a pas les mêmes chances qu’un enfant au Canada. Parce que même mon chien a accès à de la nourriture, à de l’eau potable, à un toit, à de l’amour, à des soins de santé et une éducation de qualité. Et pour tous ces « parce que » qui tournent en boucle dans ma tête, je souhaite à tous de vivre et de revivre une expérience comme celle du Projet outre-mer et j’encourage tous les membres du SEPF à continuer d’appuyer ce programme extraordinaire.

La ville de Jacmel dont le slogan dit vrai :
Mwen fou pou ou (je suis fou de toi)!


Les participants du secondaire des semaines 1 et 2

accompagnés de Demetris et moi.

Je n’ai jamais connu la faim et la soif, ni côtoyé la maladie ou la mort de près, ni dû me battre pour le respect de mes droits, ni me priver pour donner à un autre et pourtant, les seules larmes que j’ai vu couler en Haïti sont les miennes. J’ai rencontré là-bas ce qui est pour moi, la vraie définition d’un être humain. Des personnes qui ont la résilience dans le sang et la richesse dans le coeur. Des personnes qui redonnent son éclat aux mots famille, courage, générosité, coopération et respect. Des personnes qui savent prioriser les bonnes valeurs et voir le positif dans toute situation. Des personnes qui pourraient véritablement changer la face du monde s’il pouvait allier leur coeur et leur force à nos moyens et nos ressources.

Avant notre départ d’Ottawa, nous avons rencontré une Haïtienne venue expressément nous parler de son peuple. Ses mots m’avaient alors bien fait sourire quand elle nous avait dit : « Je ne sais pas si c’est l’effet insulaire, si c’est le fait qu’on est bercé par l’eau et la douceur du vent, mais lorsqu’on se trouve en Haïti, on a juste envie d’avoir une guitare à la main et de chanter la vie ». Et franchement, c’est ça Haïti.


Jasmine De Serres est orthopédagogue et enseignante aux écoles La Passerelle de Whistler et La Vallée de Pemberton.

Logo du SEPFCet article a initialement été publié dans Le Colibri, la publication trimestrielle du Syndicat des enseignantes et enseignants du programme francophone de la Colombie-Britannique. Visualiser la version originale, p. 29-31 (PDF – 15,1 Mo)


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