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Un potentiel inexploité : les femmes dirigeantes en éducation

| Équité entre les genres, Profession enseignante

Selon Statistique Canada, 75 % des éducatrices et éducateurs au Canada sont des femmes — 89 % d’entre elles travaillent au palier élémentaire et 59 %, au palier secondaire. Pourtant, on ne retrouve pas cette même représentation chez les titulaires de postes de direction en éducation, qu’on parle des chefs de département ou des personnes à la direction des écoles ou même des syndicats locaux ou provinciaux. Par exemple, parmi les 16 organisations syndicales membres de la Fédération canadienne des enseignantes et des enseignants (CTF/FCE), cinq seulement sont actuellement dirigées par une femme. 

Les personnes qui occupent des postes de direction doivent avoir un lien avec celles qu’elles dirigent et partager avec elles des principes, des priorités et des valeurs. Le point de vue et la contribution des femmes sont importants. Alors pourquoi n’y a-t-il pas plus de femmes dans des postes de direction? 

Quel est le problème?

Tandis que vous lirez le prochain paragraphe, essayez d’en visualiser le contenu. 

Vous avez un vol à prendre et vous vous levez en retard. Vous vous habillez à toute vitesse et hélez un taxi pour aller à l’aéroport. Dans le taxi, vous engagez la conversation et expliquez où vous allez, ce que vous allez y faire. À l’aéroport, vous courez jusqu’à la porte d’embarquement. Ouf! Vous avez réussi, mais il était moins une! Le vol, relativement court, se passe bien. En débarquant, vous remerciez le personnel de bord. Vous prenez un autre taxi pour vous rendre à la conférence à laquelle vous allez assister et qui porte sur la toute dernière technologie en éducation. Avant la clôture, vous entendez un discours-programme qui présente de nouvelles technologies perturbatrices pour amener les élèves à risque à mieux s’absorber dans leur apprentissage. Vous rencontrez quelques membres du corps enseignant de la même ville que vous et vous sortez souper. À une table voisine, un couple célèbre de toute évidence un anniversaire. Le personnel lui sert du champagne, gracieuseté du restaurant. Après le souper, vous rentrez à l’hôtel où un bon lit vous attend!

Maintenant, repensez aux images qui ont défilé dans votre tête. La personne qui conduisait le taxi était-elle une femme âgée? Celle qui a piloté l’avion et que vous avez remerciée, était-ce un homme de race noire? Et le discours-programme sur les nouvelles technologies a-t-il été prononcé par une femme voilée? Et le couple au restaurant était-il composé de deux hommes? Peut-être les avez-vous effectivement imaginés ainsi, mais la plupart d’entre nous imaginent plutôt les choses selon ce que nous pensons être la « normalité ». Tous nous avons, bien souvent à notre insu, des conceptions stéréotypées des rôles des genres et ces conceptions, renforcées par les normes sociales, nous les transmettons involontairement à la prochaine génération. 

En 2019, à la demande de Plan International Canada, la société Nanos a réalisé un sondage en ligne auprès de 2 200 Canadiennes et Canadiens âgés de 14 à 24 ans. Il en est ressorti que 10 % seulement des jeunes de notre pays imaginent une femme quand ils entendent le titre « chef d’entreprise ». En outre, alors que toutes les personnes sondées, indépendamment de leur genre, étaient d’accord pour dire que la confiance en soi était la principale qualité que doit avoir une personne en position de pouvoir, 55 % seulement des répondantes se sont décrites comme ayant confiance en elles et 81 % ont dit douter, même si c’était occasionnellement, de leur capacité de bien diriger. 

Saadya Hamdani, directrice, Égalité des genres, à Plan International Canada, a déclaré dans un discours : « Le décalage entre l’ambition et la façon dont les filles et les jeunes femmes au Canada évaluent leurs capacités à diriger est complexe, mais on peut lui donner un sens lorsqu’on tient compte des barrières systémiques et de la socialisation des sexes dans le développement des attitudes et des perceptions à un jeune âge. » 

Les barrières systémiques 

Nous avons tendance à croire que, parce que nous avons maintenant des lois qui régissent le travail et l’équité, nous avons réussi à éliminer les barrières systémiques auxquelles se heurtaient les femmes. Quand Justin Trudeau a formé un cabinet paritaire parce que, comme il disait à l’époque, « on est en 2015 », les gens se sont moqués de la supposée nécessité de nommer délibérément des femmes. Pour bien des gens, cela voulait dire que, forcément, des hommes plus qualifiés avaient été écartés. S’il y a des femmes qualifiées au gouvernement ou dans n’importe quelle administration publique ou industrie, ne grimpent-elles pas les échelons par elles-mêmes, tout naturellement? 

Dans un article intitulé « On Women and Leadership » du Harvard Business Review, il est écrit : [traduction libre] « La recherche ne s’intéresse plus tant à l’exclusion délibérée des femmes qu’aux formes de préjugés sexistes de “deuxième génération” (parfois plus subtiles) comme étant la principale cause de la sous-représentation persistante des femmes aux postes de direction. »

Les préjugés de deuxième génération

Les préjugés sexistes de deuxième génération sont de puissantes mais subtiles et souvent invisibles barrières qui se dressent devant les femmes et qui découlent de partis pris culturels, de structures organisationnelles, de pratiques et de modèles d’interactions qui profitent involontairement aux hommes et désavantagent les femmes.

La nature subtile et involontaire des préjugés sexistes de deuxième génération fait que les femmes n’ont pas forcément conscience (quand elles ne les nient pas carrément) des obstacles systémiques qui les empêchent de bénéficier des mêmes récompenses et possibilités que les hommes, en particulier les obstacles à l’obtention de rôles de gestion ou de direction dans les sociétés patriarcales, que ce soit en éducation, dans le monde des affaires, en politique ou ailleurs. 

Voyez quelques exemples de préjugés de deuxième génération encore très fréquents.

Le préjugé sexiste

Un préjugé sexiste vient de l’idée que les genres se distinguent les uns des autres par certains traits ou caractéristiques dominants. Citons, par exemple, la conviction de certaines personnes que les femmes sont émotives et passives, alors que les hommes sont rationnels, fermes et confiants. 

Typiquement, on attribue aux chefs des qualités comme la confiance en soi, un esprit résolu et la fermeté par opposition à d’autres qualités comme le souci des autres, l’empathie et la sensibilité. Cela désavantage inévitablement les femmes. 

On a aussi tendance à attribuer la réussite des hommes à des facteurs intrinsèques, comme l’acharnement au travail et l’intelligence, et celle des femmes à des facteurs extrinsèques comme la chance ou l’aide des autres plutôt que l’acharnement au travail, les capacités ou les compétences. Le succès des hommes est donc survalorisé et celui des femmes sous-valorisé. 

Le préjugé associé à la similarité 

Ce préjugé est aussi connu sous le nom de « likeability penalty » (pénalité pour similarité). En général, on attend des hommes et des femmes qu’ils se conforment aux stéréotypes sexistes. Quand des femmes n’ont pas les comportements qu’on attend d’elles, elles sont souvent « pénalisées », aussi bien par les hommes que par les femmes. On aime moins les femmes qui osent s’affirmer (demandez à Hillary Clinton ce qu’elle en pense!). En revanche, quand des hommes se montrent altruistes au travail, on les félicite d’avoir un comportement différent des attentes. Le même comportement ne vaut pas de félicitations aux femmes, parce que, de leur part, ce comportement est « normal ». Souvent, les femmes se trouvent dans une situation où, d’un côté, on veut qu’elles présentent davantage de qualités de chef, et d’un autre côté, on leur reproche alors d’être trop « masculines ». 

Cela mène à une impasse, une situation où le fait de satisfaire à une attente entraîne automatiquement l’impossibilité de satisfaire à une autre. Ainsi, les femmes en position d’autorité doivent répondre à ce qu’on attend d’une « bonne mère » et d’une « bonne dirigeante », mais ces attentes sont souvent contraires. 

Le préjugé associé aux affinités 

Il est question ici de la tendance que nous avons à fréquenter des gens semblables à nous-mêmes, que ce soit par l’apparence, les antécédents, les croyances, etc. Parce que les positions d’autorité sont encore occupées en majorité par des hommes de race blanche, ce préjugé nuit particulièrement aux femmes, aux personnes de couleur et à la communauté allosexuelle. Faute d’avoir des modèles et des mentores, les femmes sont découragées dans leurs aspirations professionnelles. Ce préjugé renforce aussi l’idée fallacieuse que d’être une femme est un handicap ou que les positions d’autorité ne sont pas à leur portée.

Il est important qu’un plus grand nombre de femmes accèdent à des postes de direction. Cela a pour effet de remettre en question les stéréotypes, mais aussi d’ouvrir les portes aux femmes de la nouvelle génération. Cela dit, le fait d’avoir des femmes au pouvoir ne profite pas qu’aux femmes.

L’évolution des attitudes

Heureusement, les attitudes et les avis quant aux qualités d’une bonne chef ou d’un bon chef évoluent, et les qualités attribuées typiquement aux femmes sont de plus en plus appréciées. Dans une étude de 2012 publiée dans le Harvard Business Review, on apprend que les dirigeantes arrivent en tête pour ce qui est de leur esprit d’initiative et de leur capacité d’arriver à des résultats. D’après la même étude, les femmes ont obtenu des résultats supérieurs à ceux des hommes pour 13 des 16 compétences associées à des rôles de direction. De plus, il y est indiqué que [traduction libre] « un grand chef de file [qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme] est capable d’établir un lien avec les gens. À mesure que ces personnes progressent dans une organisation, leur capacité de comprendre les autres et d’avoir pour eux de l’empathie devient absolument essentielle… »

Les dirigeantes sont louangées pour leur capacité de motiver les autres et de collaborer avec eux, leur patience, leur intelligence émotionnelle, leur sens de l’éthique, leur intérêt pour la croissance globale par opposition à une perspective plus étroite axée sur les réalisations et leur capacité supérieure de communiquer. Non seulement les femmes ont-elles intrinsèquement des qualités désirables pour occuper des postes de direction, mais elles apportent aussi aux situations une perspective rafraîchissante dont bénéficie le groupe dans son ensemble. 

Il peut être terriblement décourageant de grandir sans jamais connaître de femme présidente et sans se rappeler que le Canada a déjà eu une femme première ministre, de savoir que 3 % seulement des personnes à la tête des entreprises au Canada sont des femmes et de voir comment sont traitées dans les médias sociaux les femmes en politique ou celles qui grimpent dans l’échelle sociale. 

Les études nous montrent que l’une des raisons principales pour lesquelles les aspirations professionnelles des femmes sont rapidement déçues est qu’elles n’ont pas de modèles féminins dans les hautes sphères. 

Nous sommes en 2020. Il est temps de reconnaître que les obstacles systémiques aux femmes qui veulent assumer des rôles de chef persistent. Si vraiment nous travaillons à bâtir une société plus juste et plus équitable, nous devons renverser ces obstacles et changer la culture du milieu de travail.

Il n’y a plus de temps à perdre. Dès maintenant, nous pouvons commencer par offrir aux femmes plus de possibilités de mentorat et les moyens de se hisser dans des rôles de chef. Personne d’autre ne va le faire pour elles. Il appartient à chacune de nous de repérer ces obstacles dans nos organisations et de faire tout notre possible pour réunir les conditions qui permettront aux femmes de laisser, elles aussi, leur marque dans la société. 

Comme les hommes, les femmes peuvent échouer ou réussir, mais encore faut-il pour cela qu’elles puissent tenter leur chance.


Katrina WheatonChef adjointe de département des services de négociation et de contratAssociation des enseignantes et des enseignants catholiques anglo-ontariens (AECAO)
Michelle DespaultDirectrice des communicationsAssociation des enseignantes et des enseignants catholiques anglo-ontariens (AECAO)
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